Les masques à la longue collent à la peau. L’hypocrisie finit à la longue par être de bonne foi. Edmond et Jules de Goncourt.
Faites tomber le masque !

Nous venons de tomber le masque. Ce n’était pas le masque de fer du jumeau du roi, mais il n’en reste pas moins que ce masque a empoisonné notre vie. Il a changé nos habitudes, notre rapport à l’Autre, notre relation à nous-mêmes.

Nous nous sommes retrouvés amputés de la moitié de notre visage et nous avons fréquenté d’autres personnes mutilées, elles aussi. Nous avons croisé des voisins sans les reconnaître. On nous a parfois reproché de ne pas avoir salué, mais comment faire sans pouvoir identifier l’Autre ?

La communication a été rendue difficile, parfois même incompréhensible. Sans l’aide de la lecture labiale, soutien efficace à la compréhension, nous avons dû nous fier seulement à notre capacité auditive, qui ne s’est pas toujours montrée à la hauteur considérant la distorsion des sons à travers le tissu. 

« Personne ne peut porter longtemps le masque », disait Sénèque et pourtant…

Certains ont trouvé confortable ce morceau de tissu et ne veulent plus le quitter. En hiver, il devint même le substitut de la vieille bonne écharpe. Les timides l’ont adopté avec tendresse, car il les protégeait des envahisseurs. Cela permettait également de cacher les émotions, le tissu descendant sur une partie de la gorge dissimulant donc le processus de déglutition.

Que d’avantages ! Il évitait aux femmes l’embarras d’une observation appuyée de leurs lèvres de la part d’un homme lors d’une conversation. On ne voyait pas la rougeur sur les joues, à la suite d’une gêne. Et la gent féminine a économisé sur le rouge à lèvres, devenu totalement inutile et gênant puisqu’il salissait le noble accessoire.

Coquins -d’aucuns diraient hypocrites- quelques-uns en ont profité pour murmurer des insultes, invisibles et inaudibles derrière cet étrange objet aux multiples fonctions. Idéal pour tirer la langue ou grimacer sans être vu. Quelle « masque-à-rade » !

Il y en a eu de toutes les couleurs, de toutes les marques, de toutes les formes et de tout type de matériel. Par souci d’économie, beaucoup ont choisi de les laver, mais malheureusement d’autres s’en sont débarrassés, indifférents aux conséquences de cette marée de papillons bleutés. Tels les confettis abandonnés à un destin improbable et confus après les fêtes de Carnaval, ils ont sali les routes, les trottoirs, les champs, les plages… Emportés par le vent facétieux, ils se sont emmêlés aux branches, absurdes décorations de Noël avant l’heure, et piège pour les oiseaux dont les pattes délicates se sont enchevêtrées dans les maudits élastiques. Coincés entres les algues, ils ont fini leur parcours inutile dans la bouche des poissons ignares, des tortues trompées ou sur l’hameçon d’un pêcheur agacé.

Avec une garantie d’efficacité estampillée ou sans aucune garantie, affublée du logo d’organismes officiels de santé ou confectionnés de façon illicite, drôles ou sérieux, support d’affirmation politique, objet de mode, de publicité, d’affirmation d’appartenance à un pays, à un parti, à une équipe de foot, cette chose nous a uniformisés en une armée de zombies.

Un modèle particulier a fait ressembler ses adhérents à une troupe de pingouins égarés sous des latitudes inconnues. Les jeunes mamans ayant donné naissance en cette saison de folie ont dû se méfier de l’imprinting désastreux que leur apparence risquait d’inciser dans le jeune cerveau en formation, pouvant conduire le bébé à l’identification erronée avec une race animale.

« Tu ne connaissais que mon masque, voici mon visage ! » écrivaitVictor Hugo. Avec la fin officielle – et probablement provisoire – du port obligatoire de ce dispositif, nous nous sommes enfin reconnus. Nous étions toujours là. Nous avons redécouvert les visages, la grâce d’un sourire, la beauté d’une bouche, le mystère des lèvres, l’apparition fugace et troublante d’un bout de langue.

Bouche, qui es-tu ?

Il est peut-être temps de prendre conscience de cette partie de notre corps sans doute banalisée jusqu’au moment où nous avons été sommés de la cacher.

La bouche est cette caverne mystérieuse, humide et tiède, où sont cachés la langue et les dents et dont les gardiens sont les lèvres. Elle rappelle l’utérus et le vagin de par sa morphologie. 

Son rôle est fondamental

Sans elle nous aurions du mal à respirer, nous ne pourrions pas nous nourrir ni nous désaltérer. Elle nous permet de parler, de crier, de chanter, de rire, de siffler, d’émettre des sons, de déclamer, d’élaborer des mimiques, des grimaces, mais aussi de sucer, de goûter, de former des baisers dans notre communication affective.

Elle sert également pour renforcer la manifestation d’émotions, joie, curiosité, intérêt, surprise, tristesse, peur, dégoût… grâce à la mobilité de tout un système très complexe de muscles et de nerfs qui implique la nuque, le cou et donc toute la tête et enfin le corps en entier. Les expériences bucco-faciales que l’enfant vit dès son plus jeune âge vont l’influencer tout au long de son existence.

La bouche est un élément fondamental de la séduction. Zone érogène par excellence, elle devient un lieu d’apprentissage de la sensualité, radar de l’éveil des sens. Elle implique pour cela tous les éléments de sa structure, les lèvres, la langue, les dents pour susciter le désir par la configuration du baiser. 

La bouche a toujours été objet de rituels

La bouche est une porte d’entrée et de sortie. C’est par elle que naît le souffle et que s’envole le dernier souffle.  Elle est le nid du Verbe. La matrice qu’elle représente, cette grotte mystérieuse, se retrouve dans toutes les cultures. À l’intérieur de la caverne vit le dragon qui, dans le cadre de la bouche, est représenté par la langue, celle qui a le pouvoir de conserver et d’engloutir ou de rejeter vers l’extérieur. 

Elle est objet de nombreux rituels depuis tous les temps. Les Égyptiens considéraient fondamentale l’ouverture des différents organes pour permettre au défunt, à son arrivée dans l’Au-delà, une bonne communication, sécurité et compréhension de son nouvel environnement. C’est la raison pour laquelle, lors de l’embaument du corps, était pratiquée l’ouverture du nez, de la bouche, des yeux et des oreilles. 

Dans la Grèce antique il était coutume de placer une pièce dans la bouche du défunt, comme obole, afin de payer Caron, le passeur, qui transportait les âmes sur sa barque naviguant sur le Styx.

Dans l’Islam, les pèlerins qui se rendent à la Mecque, en Arabie Saoudite, au moins une fois dans leur existence, ont parmi les rituels à accomplir celui de déposer un baiser sur la Kaaba, littéralement le cube noir.

Le Christianisme fait référence à des aspects positifs comme négatifs. Rappelons-nous le baiser de Judas au Christ, signe de trahison.  Mais à côté le baiser d’amour et de réconciliation que donne François d’Assise à un lépreux. Nombreux sont les éléments d’une symbolique complexe que l’on retrouve dans les Évangiles Ce n’est pas ce qu’il y a entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de la bouche, c’est ce qui souille l’homme. Mathieu (15,11-20). La bouche devient un lieu sacré quand elle reçoit, lors de la communion, l’hostie consacrée, présence du corps du Christ, initiée par Jésus lors de la dernière scène Prenez et mangez-en tous, ceci est mon corps.

Quelques mots de conclusion et d’espoir…

La bouche qui articule la voix indique également la voie.  Soyons libres et responsables de donner de la voix pour nous lancer dans la bonne voie, quel qu’en soit le prix.

Pour le fondateur de l’anthroposophie, Rudolf Steiner, la bouche est le miroir de l’homme, c’est à dire le reflet de notre intériorité, le trait d’union entre notre monde intérieur et l’extérieur. Si la bouche est donc l’ouverture au monde dans lequel nous sommes incarnés, mais aussi vers celui dont nous sommes issus et où nous irons ensuite ; si elle est celle qui fait naître le souffle, la vie, le verbe créateur, l’insufflation de l’âme, il nous appartient de la respecter, valoriser et protéger.

Nous l’avons ignorée pendant bientôt deux ans et le risque demeure qu’elle soit cachée encore. Libérons-la. Offrons notre sourire, nos rires, notre joie. Chargeons nos paroles de bonté et d’amour, d’espoir et de dignité. Aimons et laissons-nous aimer. Faisons en sorte que la réflexion de Fernando Pessoa Quand j’ai voulu ôter le masque, je l’avais collé au visage. Quand je l’ai ôté et me suis vu dans le miroir, j’avais déjà vieilli, ne soit que le mauvais rêve d’un personnage privé d’espérance.

©Amanda Castello

Les masques à la longue collent à la peau. L’hypocrisie finit à la longue par être de bonne foi. Edmond et Jules de Goncourt.